Ature ou ’ofe chin-char
Ature ou ’ofe chin-char
Quand la pêche raconte la tradition
SON CORPS ARGENTÉ EST PARCOURU PAR UNE LIGNE DE PIQUANTS ASSEZ REDOUTABLES POUR LUI PERMETTRE DE SE DÉFENDRE CONTRE LES PRÉDATEURS. SES REFLETS D’ARGENT, SA NAGEOIRE CAUDALE ENTAILLÉE, SA NAGE VIVE EN BANCS ABONDANTS, SONT DES INDICES PRÉCIEUX DE RECONNAISSANCE. QUI ? LE ATURE PARDI, STAR DES ASSIETTES POLYNÉSIENNES DE DÉBUT D’ANNÉE.
En Europe, on confond souvent le chinchard avec le maquereau. Ce dernier a d’ailleurs souvent bénéficié d’études scientifiques complètes, quand le chinchard semble être le parent pauvre de la recherche. En fait, notre ature (Selar Crumenophtalmus, appartenant au groupe des carangidés) voyage comme le maquereau, en bancs imposants, des eaux profondes vers les côtes.
UNE PÊCHE D’ANTAN
Ce petit poisson pélagique aborde donc les côtes polynésiennes, passes et embouchures de rivières des îles de la Société et des Australes quelques semaines après le début de la période d’abondance. Dans les Îles-sous-le-Vent, c’est un autre cousin du maquereau, le operu, qui est pêché de la même façon. Le terme reo mā’ohi ature désignait plus un stade de croissance de ce poisson (15 cm), entre alevin et adulte. Son ancien nom, selon le missionnaire Davis, était ’ōfē, avant qu’on ne prenne l’habitude de le nommer ainsi. Quand il se raréfie dans les eaux polynésiennes, les ature restants grandissent, atteignant le stade de ’aramea (17 cm) puis de ’ōrare, sa plus grande taille (au-delà de 22 cm). Les yeux sont alors plus globuleux et le dos plus foncé, le comportement est moins grégaire et les réactions sont plus vives (Gilles Blanchet, Orstom, 1982).
On pêche les ature toute l’année, mais à différents stades de croissance. Les ature api roa, nés dans les eaux froides de l’océan arctique descendraient très jeunes le long des côtes américaines, avant de remonter vers le Japon après un séjour dans nos eaux, qu’ils quitteraient adultes. L’illustre Paul Ottino avait dressé un diagramme de présence des ’ōfē :
– ature api roa de novembre à février
– ature api de décembre à avril (saison principale, c’est maintenant qu’il faut se régaler)
– ’aramea depuis février jusqu’à août
– ’ōrare entre juin et octobre
TECHNICITÉ ET RAFFINEMENT
Ses reflets d’argent sont des indices précieux de reconnaissance quand les bancs se déplacent. Les oiseaux marins ne s’y trompent, les pêcheurs polynésiens non plus. Jusque dans les années 1960, on envoyait des guetteurs sur les collines avoisinant les passes et les rivières pour tenter de repérer les tâches sombres des bancs de ature. Aujourd’hui, les repérages des poissons de fait à l’aide de sonars ou de plongées dans les endroits présumés favorables. Les Polynésiens, avant même d’acquérir des techniques agricoles performantes, étaient d’abord navigateurs et pêcheurs. Lors de l’épopée des migrations qui les ont conduits en Polynésie orientale, ils ont atteint un degré de technicité, dans la pêche lagonnaire comme dans la pêche au large, relativement rare. Pour le belge Moerenhout, qui les avait admirés dans les années 1830, ils étaient « aussi adroits et exercés qu’aucun autre peuple de la terre. » L’ethnoarchéologie a depuis révélé techniques et outils de pêche précis et méthodiques, qui ont fait « de la pêche [polynésienne] un art particulièrement raffiné ». (Serra-Mallol, p. 64)
LA PÊCHE AU GRAND FILET
On pratique cette pêche de plusieurs façons : seul (lignes lestées ou traînées, pito to), à deux (filets ronds ou carrés) ou de façon collective, dans la pure tradition polynésienne, avec de grandes sennes profondes à petites mailles. Elles requièrent la présence de deux pirogues au moins pour le déployer dans l’eau, puis de baigneurs et plongeurs pour repousser les poissons vers le filet. Cette pêche collective est une véritable fête.
Aujourd’hui, certains Polynésiens regrettent la surpêche (ce qui n’est a priori pas avéré au regard des populations de ature, même si cela peut être problématique sur d’autres espèces) à but commercial. Ils regrettent le fait que les ature en surplus sont vendus en bord de route (pour notre plus grand plaisir !) au détriment de la consommation purement familiale d’antan. On peut entendre ces arguments et nous plaidons toujours avec vigueur pour une gestion rigoureuse des richesses de l’océan, dans l’esprit du rāhui. Dans le même temps, on ne peut oublier les techniques mises au point par les anciens avec les larges filets, ’upea rahi : « des filets de plusieurs types, et des largeurs de maille et des grosseurs des fils tressés en fonction des espèces recherchées » (Blanchet, opus cité). Or, il existait aussi un filet spécial pour la pêche aux ature.
TUI ATURE, 1000 F POUR SE RÉGALER
A l’embouchure des rivières, les anciens Polynésiens utilisaient un filet appelé rao’ere, « élaboré en attachant des feuilles de cocotier les unes aux autres par la tige, et tordues » (Serra-Mallol, p. 67). Un expert supervisait ce type de pêche à laquelle femmes et enfants pouvaient participer.
Les pêcheurs actuels guettent les bancs abondants de poissons une fois passée la première quinzaine de janvier. Sur Tahiti, les meilleurs coins de Tahiti semblent être Taharu’u à Papara et la Papeno’o au nord de l’île. Leurs pirogues racées s’élancent alors au large. La vision de leur retour, alourdies par les prises, ventrues de poissons frétillants, est un des spectacles joyeux de nos littoraux.
Les ature, sitôt débarqués sur le rivage, font l’objet d’un conditionnement uniforme par les femmes de pêcheurs aidées de leurs enfants. Après lavage, le poisson est enfilé sur une lanière en écorce de purau qui pénètre par les ouies et ressort par la bouche, chaque cordelette servant à constituer une filoche d’un ou deux paquets (tui ature) disposés de part et d’autre du lien. Le poids de chaque paquet se situe aux alentours de deux kilos environ pour 1000 F, ce qui est un excellent rapport qualité-prix. Tous ceux qui ont aidé repartent avec leur paquet de poissons. A Rurutu par exemple, on ne pêche le ature, plus rare dans les eaux des Australes, que rarement, de façon à ce que l’ensemble de la communauté puisse en avoir : aucun sur cette île n’est vendu, mais tous les foyers en dégustent. Quand la gestion durable prend des allures de partage : c’est aussi cela, le rêve polynésien.
BON POUR LA SANTÉ, NOTRE ATURE !
Il est plus maigre que son cousin maquereau (pas de glucides, 19 g de protéines et 5 g seulement de lipides pour 100 g d’apports nutritionnels, le tout gorgé d’omega 3). En Polynésie, une fois les filets levés, on aime le cuisiner de plusieurs façons :
– en ceviche notamment, pour conserver à la chair son goût frais et très parfumé ; (au retour de pêche, un filet rapidement levé accompagné d’un trait de citron et le tour est joué)
– en marinade d’huile d’olive, de crudités, citrons confits ou salés, comme le hareng, à déguster sur un lit de pommes de terre vapeur ;
– en brochettes avec oignons rouges et herbes fraîches, passées au barbecue ou au four,
– en filets en paillotte au four, avec échalotes, combawa, citron et huile d’olive
– en filets toujours, fumés cette fois, servis sur une tranche de ‘uru grillé et une mayonnaise maison
– crus, avec oignons blancs, huile et citron, un pur régal à retrouver dans vos recettes
– traditionnellement frit, ou trempé dans du lait de coco
– en fafaru enfin (sans aucun doute l’un des meilleurs fafaru, tant la chair se prête à cette fermentation d’eau de mer)